Manuel Durand-Barthez (Université
de Toulouse 2, C.R.E.G.) Entre mythe et
mensonge : le double jeu d’Erich von Stroheim
Une analyse en cinq
épisodes.
Deuxième épisode.
Les biographies
Avant d’évoquer les différentes sources qui ont permis de faire un
portrait changeant de Stroheim, il semble opportun de mettre en exergue le
texte de l’unique projet théâtral qu’il conçut en 1912, soit trois ans après
son arrivée aux Etats-Unis. Intitulé Brothers
ou In the morning en fonction des
biographies, cette pièce met en scène des nobliaux menant à Paris un vie
dissolue. L’un d’eux, comte autrichien, officier supérieur de l’armée
impériale, est criblé de dettes et fait, à la veille d’une tentative de
suicide, la connaissance d’un prince dont les origines supposées se situent
approximativement entre l’Europe centrale et l’Italie… Celui-ci tente
d’aguerrir le moral du candidat à la mort en lui suggérant une métamorphose qui
lui permettrait de reconsidérer son existence. Apercevant les Paradoxes de Max Nordau dans la
bibliothèque du comte, il ne peut s’empêcher d’en citer un passage très
caractéristique de l’attitude ambivalente de Stroheim :
Man vermeide sorgfältig die
Geschmacklosigkeit, von sich zu sprechen.« Welcher Unsinn! Das Gegenteil ist
richtig: sprich immer, sprich ausschließlich, sprich systematisch von dir.
Mache dir gar nichts daraus, wenn das den andern nicht unterhält. Zunächst
interessiert es dich. Dann verhinderst du, daß während der Zeit, da du das Wort
hast, von einem andern, vielleicht einem Nebenbuhler, gesprochen wird. Endlich
bleibt von dem, was du sagst, immer etwas haften, selbst im widerstrebendsten
Gedächtnisse. Natürlich wirst du die einfache Weisheit besitzen, von dir nur Gutes
zu sagen. Lege dir in dieser Hinsicht keinen Zwang und keine Einschränkung auf.
Rühme dich, lobe dich, preise dich, sei beredt, begeistert, unerschöpflich.
Gieb dir die herrlichsten Beiwörter, erhebe das, was du thust oder gethan hast,
in den siebenten Himmel, beleuchte es liebevoll von allen Seiten, dichte ihm
Vorzüge an, erkläre es für die wichtigste Leistung des Jahrhunderts,
versichere, daß alle Welt es bewundere, wiederhole nötigenfalls schmeichelhafte
Urteile darüber, die du gehört hast oder die du frei erfinden kannst. Du sollst
sehen, wie weit du mit diesem System kommst. (…) Die ungeheure Mehrheit aber,
gerade die Menge, welche den Erfolg macht, wird dir glauben, dein Urteil über
dich wiederholen und dir den Platz einräumen, den du dir angemaßt hast[1].
Tels semblent
avoir été finalement les préceptes qui dictèrent le comportement de Stroheim
durant toute sa carrière.
Celle-ci,
disions-nous, fut relatée à plusieurs reprises, mais d’abord en fonction des
propos que tint l’acteur cinéaste lui-même auprès de ceux dont il s’était
attiré la sympathie, allant même jusqu’à prétendre qu’existeraient des mémoires rédigées à partir de 1950, soit
sept ans avant sa mort. L’un de ses biographes, Bob Bergut évoque les vingt
mille pages d’un manuscrit qu’il n’a jamais vu et que la dernière compagne de
Stroheim, Denise Vernac, demeura dans l’incapacité de produire au grand jour[2].
Dans la suite
des biographies les plus connues, celle de Peter Noble[3]
apparaît comme la première d’une série de textes empreints de la relation
directe que fit Stroheim de sa vie, auprès de proches bienveillants et
dépourvus d’esprit critique. L’ironie de l’histoire veut que, précisément,
Noble ait été un critique de cinéma extrêmement réputé dans le milieu
britannique spécialisé. Il sera copié presque mot pour mot dans son
introduction vingt ans plus tard par Thomas Quinn Curtiss, ami intime de
l’acteur, « biographe officiel », mémoire vivante d’un personnage forgé.
Après avoir évoqué les splendeurs de la capitale de l’Empire, si souvent
reconstituées dans les films de son mentor, Curtiss enchaîne : : « C’est dans cette Vienne-là que, le 22 septembre 1885, naquit
Erich Oswald Hans Carl Maria von Stroheim, premier rejeton de Frederick von
Stroheim, Commandant du Sixième Dragon, et de son épouse née Johanna Bondy,
dont le frère était Conseiller Impérial. »[4]
. Propos que l’on retrouve dans le Who’s
who in France de 1956 : « STROHEIM (Erich von). Pseudo de :
Stroheim (Erich von Nordenwall). Né le 22 septembre 1885 à Vienne (Autriche).
Fils de Hans Stroheim, fonctionnaire, et de Mme, née von Nordenwall.
Etudes : Université de Vienne, Ecole des Cadets de l’Académie militaire à
Neustadt (Autriche). Carrière : Lieutenant de cavalerie, journaliste.
Emigre aux Etats-Unis… »
Curtiss poursuit dans la même veine : Stroheim serait sorti de
l’Académie Royale et Impériale avec le grade de sous-lieutenant en 1902, plus
tard mentionné comme lieutenant de Uhlans de la Division de Cavalerie du Second
Corps d’Armée de Vienne en mission en mars 1909 sur les bords de la Save (à la
frontière serbo-bosniaque), pris sous le feu des partisans serbes et faisant
preuve d’une attitude héroïque. Enfin, malheureusement contraint de quitter
l’armée pour ne pas avoir à y essuyer le déshonneur d’un homme croulant sous le
poids des dettes. Sur ce dernier point, les témoignages les plus impartiaux
concordent, mais par sur les événements précédemment décrits.
Le miroir commence à se ternir avec le critique belge Denis Marion,
alias Marcel Defosse, assistant et co-scénariste de L’Espoir de Malraux. Dans les revues Sight and Sound (1961) puis Etudes
cinématographiques (1966), il fait état de certaines sources, civiles
ou militaires, qui démontent la légende[5].
Curtiss dira qu’elles résultent de falsifications nazies. Le critique américain
Richard Koszarski reprendra les analyses de Marion en les développant dans un
premier livre fort bien documenté : The
Man you love to hate : Erich von Stroheim and Hollywood (1983), revu
et augmenté en 2001 sous le titre : Von :
the life & films of Erich von Stroheim[6]. Ce texte, le plus
récent, peut être légitimement considéré comme la biographie la plus fidèle, du
moins la plus proche de la réalité. Toute étude sérieuse du « cas Stroheim »
passe par lui. En langue française, Fanny Lignon exploite intelligemment la
première analyse de Koszarski et celle de Marion, en les développant
avantageusement à partir d’une bibliographie importante.
En résumé : Erich Stroheim est issu d’une famille israélite, son
père était chapelier, originaire de Gleiwitz en Prusse ; sa mère, Johanna
Bondy (non « suffixée » von Nordenwall), fille d’un commerçant
pragois.
Son séjour en caserne dura six mois à peine, du 23 décembre 1906 au 29
mai 1907, dans un régiment du train où il acquit le grade modeste de Superarbitriert (spécifiquement
autrichien, à mi-chemin entre caporal et sergent) et sa réforme. Fanny Lignon
ne mentionne même pas l’épisode bosniaque. Les rêves de conduite héroïque en
tant que lieutenant de Uhlans étaient certes loin. De plus, la perspective de
n’être qu’un Dragon de Moïse dans l’armée impériale et royale l’enchantait peu.
Enfin, il est clair que ses frasques et folies de jeu devaient l’éloigner à la
fois des régiments d’élite, puis de sa famille, en dernier lieu de son pays.
D’où, selon toute vraisemblance, la décision capitale du départ en exil vers
les Etats-Unis, en 1909.
Il y parvint le 25 novembre de cette année, à bord du Prinz Friedrich Wilhelm en provenance de
Brême. En mer, il s’arrogea la particule « von » et se forgea une
nouvelle identité à Ellis Island. Les bureaux d’immigration n’étaient alors pas
d’une rigidité absolue et les contrôles portant sur le passé des candidats
entrants n’étaient pas d’une rigueur inflexible. Tout, ou presque, était donc
permis en matière de présentation de soi.
Un certain flou recouvre les quatorze mois suivant son arrivée. D’une
manière générale, Stroheim fréquenta aussi peu la communauté juive que
l’austro-allemande, tant à New York que, plus tard, en Californie. Dire qu’une
telle attitude le mettait à l’abri des questions inquisitrices à l’excès serait
probablement déplacé.
Pour Noble et Curtiss, l’existence de Stroheim aurait été mouvementée
depuis son arrivée jusqu’en 1912 (peut-être au printemps), date à laquelle il
arrive à San Francisco. Ces deux biographes ne manquent pas d’anecdotes
invérifiables sur ses péripéties new yorkaises, à l’exception d’une
seule : la durée de son engagement dans la National Guard de New York.
Celle-ci fut brève, du 30 janvier au 27 mars 1911, soit deux mois et non trois
ans comme le prétend Noble ou deux ans et demi si l’on en croit Bergut.
En Californie, il doit gagner sa vie en effectuant des travaux divers.
Ses biographes s’accordent à dire qu’il fut représentant en papier tue-mouches.
Il posa également des rails, mais était-ce en tant que manœuvre ou
contremaître ? À cette occasion, Noble fait mention d’un officier
mexicain, admiratif devant sa coupe de cheveux ras, qui l’incite à s’engager
dans l’armée de son pays pour soutenir le président Francisco Madero menacé par
le général Victoriano Huerta. Bergut relate la même anecdote, mais c’est le
coiffeur de Stroheim qui l’aurait introduit à l’épisode mexicain. Curtiss,
enfin, écrit que Stroheim, dans des circonstances identiques, « s’adressa
à un personnage qu’il avait vaguement connu à New York, un marchand de
munitions qui fournissait les Républiques d’Amérique latine où les coups d’état
se suivaient en chaîne. Ce pourvoyeur d’armes ne pourrait-il pas procurer à un
ex-officier autrichien une lieutenance en Argentine ou au Mexique ? »[7]
Quoi qu’il en soit, à peine Stroheim serait-il arrivé en territoire mexicain
(si toutefois il y alla vraiment ; rien n’est moins sûr, tout au plus le
temps d’un bref aller-retour), le président Madero est renversé puis assassiné
par Huerta, le 22 février 1913. L’Autrichien rentre aux Etats-Unis sans avoir
dégainé ni chargé sabre au clair. Tout porte à croire que cet épisode est assez
fantaisiste, d’autant plus que son « auteur » l’a rapidement
minimisé. Mais au-delà de l’anecdote (car on devine qu’il y en eut par dizaines
dans les récits de la vie de Stroheim) c’est l’opportunité de se qualifier
d’expert dans le métier des armes qui importait à l’acteur et qu’il nous
importe de relater. En effet, Stroheim pouvait prétendre qu’il avait servi dans
trois armées : l’autrichienne, l’américaine (à New York) et la mexicaine.
À l’appui d’une telle affirmation, il aura pu se targuer, auprès des
producteurs de Hollywood, d’être un fin connaisseur en affaires militaires,
notamment pour les costumes (le prestige des uniformes et leur spécificité), le
maniement des armes, enfin tout ce qui a trait aux arts de la guerre.
« Jeu, compétition et pouvoir », 20-22 septembre
2010
[1] Max
Nordau, Paradoxe, Leipzig 1885, ex.
numérisé, Chap. « Erfolg » 11è § non pag. http://gutenberg.spiegel.de/?id=5&xid=3841&kapitel=5&cHash=692ae4c2962#gb_found
[2] Fanny Lignon (note 1), p. 15
[5] Denis Marion, « Erich von Stroheim », in : Etudes cinématographiques [24]48-50
(1966)
[6] Richard Koszarski, The Man you love to hate, Oxford 1983 et Von : the life & films of Erich von Stroheim, New York
2001
[7] Thomas Quinn Curtiss (note 6), p. 40-41
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