vendredi 27 juillet 2012

Erich Von Stroheim 2/5


Manuel Durand-Barthez (Université de Toulouse 2, C.R.E.G.) Entre mythe et mensonge : le double jeu d’Erich von Stroheim

Une analyse en cinq épisodes.



Deuxième épisode.

Les biographies

Avant d’évoquer les différentes sources qui ont permis de faire un portrait changeant de Stroheim, il semble opportun de mettre en exergue le texte de l’unique projet théâtral qu’il conçut en 1912, soit trois ans après son arrivée aux Etats-Unis. Intitulé Brothers ou In the morning en fonction des biographies, cette pièce met en scène des nobliaux menant à Paris un vie dissolue. L’un d’eux, comte autrichien, officier supérieur de l’armée impériale, est criblé de dettes et fait, à la veille d’une tentative de suicide, la connaissance d’un prince dont les origines supposées se situent approximativement entre l’Europe centrale et l’Italie… Celui-ci tente d’aguerrir le moral du candidat à la mort en lui suggérant une métamorphose qui lui permettrait de reconsidérer son existence. Apercevant les Paradoxes de Max Nordau dans la bibliothèque du comte, il ne peut s’empêcher d’en citer un passage très caractéristique de l’attitude ambivalente de Stroheim :

Man vermeide sorgfältig die Geschmacklosigkeit, von sich zu sprechen.« Welcher Unsinn! Das Gegenteil ist richtig: sprich immer, sprich ausschließlich, sprich systematisch von dir. Mache dir gar nichts daraus, wenn das den andern nicht unterhält. Zunächst interessiert es dich. Dann verhinderst du, daß während der Zeit, da du das Wort hast, von einem andern, vielleicht einem Nebenbuhler, gesprochen wird. Endlich bleibt von dem, was du sagst, immer etwas haften, selbst im widerstrebendsten Gedächtnisse. Natürlich wirst du die einfache Weisheit besitzen, von dir nur Gutes zu sagen. Lege dir in dieser Hinsicht keinen Zwang und keine Einschränkung auf. Rühme dich, lobe dich, preise dich, sei beredt, begeistert, unerschöpflich. Gieb dir die herrlichsten Beiwörter, erhebe das, was du thust oder gethan hast, in den siebenten Himmel, beleuchte es liebevoll von allen Seiten, dichte ihm Vorzüge an, erkläre es für die wichtigste Leistung des Jahrhunderts, versichere, daß alle Welt es bewundere, wiederhole nötigenfalls schmeichelhafte Urteile darüber, die du gehört hast oder die du frei erfinden kannst. Du sollst sehen, wie weit du mit diesem System kommst. (…) Die ungeheure Mehrheit aber, gerade die Menge, welche den Erfolg macht, wird dir glauben, dein Urteil über dich wiederholen und dir den Platz einräumen, den du dir angemaßt hast[1].

Tels semblent avoir été finalement les préceptes qui dictèrent le comportement de Stroheim durant toute sa carrière.
Celle-ci, disions-nous, fut relatée à plusieurs reprises, mais d’abord en fonction des propos que tint l’acteur cinéaste lui-même auprès de ceux dont il s’était attiré la sympathie, allant même jusqu’à prétendre qu’existeraient des mémoires rédigées à partir de 1950, soit sept ans avant sa mort. L’un de ses biographes, Bob Bergut évoque les vingt mille pages d’un manuscrit qu’il n’a jamais vu et que la dernière compagne de Stroheim, Denise Vernac, demeura dans l’incapacité de produire au grand jour[2].
Dans la suite des biographies les plus connues, celle de Peter Noble[3] apparaît comme la première d’une série de textes empreints de la relation directe que fit Stroheim de sa vie, auprès de proches bienveillants et dépourvus d’esprit critique. L’ironie de l’histoire veut que, précisément, Noble ait été un critique de cinéma extrêmement réputé dans le milieu britannique spécialisé. Il sera copié presque mot pour mot dans son introduction vingt ans plus tard par Thomas Quinn Curtiss, ami intime de l’acteur, « biographe officiel », mémoire vivante d’un personnage forgé. Après avoir évoqué les splendeurs de la capitale de l’Empire, si souvent reconstituées dans les films de son mentor, Curtiss enchaîne : : « C’est dans cette Vienne-là que, le 22 septembre 1885, naquit Erich Oswald Hans Carl Maria von Stroheim, premier rejeton de Frederick von Stroheim, Commandant du Sixième Dragon, et de son épouse née Johanna Bondy, dont le frère était Conseiller Impérial. »[4] . Propos que l’on retrouve dans le Who’s who in France de 1956 : « STROHEIM (Erich von). Pseudo de : Stroheim (Erich von Nordenwall). Né le 22 septembre 1885 à Vienne (Autriche). Fils de Hans Stroheim, fonctionnaire, et de Mme, née von Nordenwall. Etudes : Université de Vienne, Ecole des Cadets de l’Académie militaire à Neustadt (Autriche). Carrière : Lieutenant de cavalerie, journaliste. Emigre aux Etats-Unis… »
Curtiss poursuit dans la même veine : Stroheim serait sorti de l’Académie Royale et Impériale avec le grade de sous-lieutenant en 1902, plus tard mentionné comme lieutenant de Uhlans de la Division de Cavalerie du Second Corps d’Armée de Vienne en mission en mars 1909 sur les bords de la Save (à la frontière serbo-bosniaque), pris sous le feu des partisans serbes et faisant preuve d’une attitude héroïque. Enfin, malheureusement contraint de quitter l’armée pour ne pas avoir à y essuyer le déshonneur d’un homme croulant sous le poids des dettes. Sur ce dernier point, les témoignages les plus impartiaux concordent, mais par sur les événements précédemment décrits.
Le miroir commence à se ternir avec le critique belge Denis Marion, alias Marcel Defosse, assistant et co-scénariste de L’Espoir de Malraux. Dans les revues Sight and Sound (1961) puis Etudes cinématographiques (1966), il fait état de certaines sources, civiles ou militaires, qui démontent la légende[5]. Curtiss dira qu’elles résultent de falsifications nazies. Le critique américain Richard Koszarski reprendra les analyses de Marion en les développant dans un premier livre fort bien documenté : The Man you love to hate : Erich von Stroheim and Hollywood (1983), revu et augmenté en 2001 sous le titre : Von : the life & films of Erich von Stroheim[6]. Ce texte, le plus récent, peut être légitimement considéré comme la biographie la plus fidèle, du moins la plus proche de la réalité. Toute étude sérieuse du « cas Stroheim » passe par lui. En langue française, Fanny Lignon exploite intelligemment la première analyse de Koszarski et celle de Marion, en les développant avantageusement à partir d’une bibliographie importante.
En résumé : Erich Stroheim est issu d’une famille israélite, son père était chapelier, originaire de Gleiwitz en Prusse ; sa mère, Johanna Bondy (non « suffixée » von Nordenwall), fille d’un commerçant pragois.
Son séjour en caserne dura six mois à peine, du 23 décembre 1906 au 29 mai 1907, dans un régiment du train où il acquit le grade modeste de Superarbitriert (spécifiquement autrichien, à mi-chemin entre caporal et sergent) et sa réforme. Fanny Lignon ne mentionne même pas l’épisode bosniaque. Les rêves de conduite héroïque en tant que lieutenant de Uhlans étaient certes loin. De plus, la perspective de n’être qu’un Dragon de Moïse dans l’armée impériale et royale l’enchantait peu. Enfin, il est clair que ses frasques et folies de jeu devaient l’éloigner à la fois des régiments d’élite, puis de sa famille, en dernier lieu de son pays. D’où, selon toute vraisemblance, la décision capitale du départ en exil vers les Etats-Unis, en 1909.
Il y parvint le 25 novembre de cette année, à bord du Prinz Friedrich Wilhelm en provenance de Brême. En mer, il s’arrogea la particule « von » et se forgea une nouvelle identité à Ellis Island. Les bureaux d’immigration n’étaient alors pas d’une rigidité absolue et les contrôles portant sur le passé des candidats entrants n’étaient pas d’une rigueur inflexible. Tout, ou presque, était donc permis en matière de présentation de soi.
Un certain flou recouvre les quatorze mois suivant son arrivée. D’une manière générale, Stroheim fréquenta aussi peu la communauté juive que l’austro-allemande, tant à New York que, plus tard, en Californie. Dire qu’une telle attitude le mettait à l’abri des questions inquisitrices à l’excès serait probablement déplacé.
Pour Noble et Curtiss, l’existence de Stroheim aurait été mouvementée depuis son arrivée jusqu’en 1912 (peut-être au printemps), date à laquelle il arrive à San Francisco. Ces deux biographes ne manquent pas d’anecdotes invérifiables sur ses péripéties new yorkaises, à l’exception d’une seule : la durée de son engagement dans la National Guard de New York. Celle-ci fut brève, du 30 janvier au 27 mars 1911, soit deux mois et non trois ans comme le prétend Noble ou deux ans et demi si l’on en croit Bergut.
En Californie, il doit gagner sa vie en effectuant des travaux divers. Ses biographes s’accordent à dire qu’il fut représentant en papier tue-mouches. Il posa également des rails, mais était-ce en tant que manœuvre ou contremaître ? À cette occasion, Noble fait mention d’un officier mexicain, admiratif devant sa coupe de cheveux ras, qui l’incite à s’engager dans l’armée de son pays pour soutenir le président Francisco Madero menacé par le général Victoriano Huerta. Bergut relate la même anecdote, mais c’est le coiffeur de Stroheim qui l’aurait introduit à l’épisode mexicain. Curtiss, enfin, écrit que Stroheim, dans des circonstances identiques, « s’adressa à un personnage qu’il avait vaguement connu à New York, un marchand de munitions qui fournissait les Républiques d’Amérique latine où les coups d’état se suivaient en chaîne. Ce pourvoyeur d’armes ne pourrait-il pas procurer à un ex-officier autrichien une lieutenance en Argentine ou au Mexique ? »[7] Quoi qu’il en soit, à peine Stroheim serait-il arrivé en territoire mexicain (si toutefois il y alla vraiment ; rien n’est moins sûr, tout au plus le temps d’un bref aller-retour), le président Madero est renversé puis assassiné par Huerta, le 22 février 1913. L’Autrichien rentre aux Etats-Unis sans avoir dégainé ni chargé sabre au clair. Tout porte à croire que cet épisode est assez fantaisiste, d’autant plus que son « auteur » l’a rapidement minimisé. Mais au-delà de l’anecdote (car on devine qu’il y en eut par dizaines dans les récits de la vie de Stroheim) c’est l’opportunité de se qualifier d’expert dans le métier des armes qui importait à l’acteur et qu’il nous importe de relater. En effet, Stroheim pouvait prétendre qu’il avait servi dans trois armées : l’autrichienne, l’américaine (à New York) et la mexicaine. À l’appui d’une telle affirmation, il aura pu se targuer, auprès des producteurs de Hollywood, d’être un fin connaisseur en affaires militaires, notamment pour les costumes (le prestige des uniformes et leur spécificité), le maniement des armes, enfin tout ce qui a trait aux arts de la guerre.

« Jeu, compétition et pouvoir », 20-22 septembre 2010



[1] Max Nordau, Paradoxe, Leipzig 1885, ex. numérisé, Chap. « Erfolg » 11è § non pag. http://gutenberg.spiegel.de/?id=5&xid=3841&kapitel=5&cHash=692ae4c2962#gb_found
[2] Fanny Lignon (note 1), p. 15
[3] Peter Noble, Hollywood scapegoat : the biography of Erich von Stroheim, London 1950
[4] Thomas Quinn Curtiss, Erich von Stroheim, Paris 1970, p. 19
[5] Denis Marion, « Erich von Stroheim », in : Etudes cinématographiques [24]48-50 (1966)
[6] Richard  Koszarski, The Man you love to hate, Oxford 1983 et Von : the life & films of Erich von Stroheim, New York 2001
[7] Thomas Quinn Curtiss (note 6), p. 40-41

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