vendredi 27 juillet 2012

Erich Von Stroheim 5/5


Manuel Durand-Barthez (Université de Toulouse 2, C.R.E.G.) Entre mythe et mensonge : le double jeu d’Erich von Stroheim

Une analyse en cinq épisodes.



Cinquième épisode.

Identité, duplicité

Le cas de Stroheim n’est pas unique dans la sphère intellectuelle ou artistique ; lorsque l’imagination confine à la mythomanie, il y a lieu d’examiner le fondement sociologique et historique d’une telle attitude. L’Autriche-Hongrie finissante n’est pas étrangère à la dichotomie, voire à la schizophrénie, dans ce comportement. Afin de mieux comprendre le phénomène qui put affecter Stroheim, sans doute convient-il, à ce degré de l’analyse, d’évoquer la figure de Joseph Roth. On connaît le goût (sans qu’il fût associé au plaisir, tant s’en faut) de l’auteur de la Marche de Radetzky, pour le déguisement autobiographique si nuancé, variable, au gré des rencontres. Le deuxième chapitre de la biographie que lui consacra David Bronsen est intitulé : Imagination et réalité[1]. Le mépris que, selon cet intellectuel d’origine juive natif de Brody, tout citoyen austro-hongrois né en Galicie pouvait essuyer de la part des gens « civilisés », des Berlinois en particulier, l’aurait incité à adopter une attitude mythomaniaque prononcée. Stroheim a dissimulé son ascendance israélite : la seule allusion antisémite qu’il ait pu oser se situe dans son essai théâtral Brothers au début de sa carrière, à propos d’un usurier juif décrit de façon caricaturale. Mais il comprit rapidement que la diaspora américaine ne lui pardonnerait jamais le jüdischer Selbsthaß qui minait la communauté viennoise.
En même temps, Stroheim affichait un attachement particulier vis-à-vis de l’Empire. L’évocation de l’Autriche est fréquente dans ses films, tant à travers les décors (la reconstitution de Vienne avec le Prater est minutieuse et grandiose dans la Wedding March) que dans le jeu d’officiers de sa Majesté royale et impériale. Il partageait avec Roth la passion des uniformes : la symétrie de la coupe, la netteté, l’exigence de propreté malgré les péripéties militaires, l’uniformité – précisément. Stroheim a toujours régi, sur le plateau, cette partie liée au costume d’officier ou de soldat, « au bouton près ». Il considérait, avec Joseph Roth, l’uniforme comme un rempart contre le chaos, contribuant à éradiquer tout ce qui, dans les apparences de la vie, peut sembler mouvant ou flou. Il écartait par là les nuances très variées que superposent à la peau les costumes civils. Ce qui, paradoxalement, n’empêche pas l’auteur galicien d’adopter également un profil de Don Quichotte, voire d’anarchiste.
Ordre et honneur sont intimement associés dans La Grande Illusion (1937). La noblesse d’âme de Von Rauffenstein, l’officier supérieur dirigeant le camp de prisonniers, a frappé nombre de contemporains, y compris Goebbels et Mussolini. L’Italie, l’Allemagne, la Belgique et la France de Vichy (par le truchement de Tixier-Vignancourt) vouèrent le chef d’œuvre de Jean Renoir aux gémonies de la censure.
L’ordre militaire, selon Roth et Stroheim, n’est pas forcément associé à la terreur ou l’agression. François-Joseph organisait fréquemment des manœuvres permettant de jouer à la guerre sans l’entreprendre en raison des risques d’échec, qu’il gardait toujours à l’esprit. Manœuvrer permettait aussi de « se montrer » sur le terrain, dans toutes les contrées de l’Empire. Jeu et représentation.
Dans son deuxième roman, intitulé Paprika[2] (1935), Stroheim raconte l’histoire d’une jeune Rom, fille de la reine de son clan et d’un aristocrate hongrois. Au-delà du drame passionnel initialement destiné à l’écran, il est intéressant de noter le passage, au milieu du camp, de François-Joseph et d’un détachement en manœuvre. Il s’adresse aux Tziganes dans leur langue, délaissant l’allemand volontairement. La jeune et séduisante Paprika fait figure de bouc émissaire, tant au sein du clan que dans les palais hongrois où elle s’introduit subrepticement, au terme d’un long voyage initiatique marqué par de nombreux épisodes outrageants. Sa mère s’est rendue coupable d’une liaison avec un gadjo ; la reine du clan s’est compromise avec un prince de la nation régnante. De ce fait, l’identité de leur fille est double. Mais Paprika est « reconnue » par l’Empereur, figure emblématique du bicéphalisme[3] ; il reçoit publiquement son hommage et lui exprime sa volonté de la protéger.
Pour Roth et Stroheim, l’Empire correspond en quelque sorte à une « nécessité mélancolique ». Cependant l’intellectuel et l’artiste divergent sensiblement au sujet du septième art. Il est, à certains égards, vital pour Stroheim. L’auteur de la Légende du Saint buveur relate au contraire la déception suscitée par le cinéma, caverne où se projettent tristement des ombres. Dans l'Antéchrist, il reprend ce jeu sur le double du comédien, ombre de lui-même au cinéma et qui, sans cette ombre, n'a pas d'existence réelle. Et cette ombre devient immortelle de son vivant. C'est ce qui fait dire à Roth : « Hollywood est l'Hadès moderne. »[4] L'ombre est finalement une variante du reflet ; l'individu schizoïde ne parvient pas à se débarrasser de sa double peau, carapace qui est censée atténuer son angoisse vis-à-vis de l'existence mais qui l'effraie finalement, à l'instar d'un être sauvage qui se rencontre pour la première fois dans un miroir.

Le cinéma fut bien, pour Stroheim, le lieu de la duplicité que suscita peu ou prou l’arrivée à Ellis Island ; la déclinaison d’une identité nouvelle, le lieu d’un grand nombre de possibles, fût-ce au prix des épreuves subies par tout self-made man. Le héros malgré lui de Blind Husbands est mort après avoir proféré un faux mensonge, car la vérité n’est pas crédible. À Hollywood, le mensonge fait vendre, car un réalisateur fils de chapelier modeste n’a pas la même allure qu’un officier de l’armée impériale. Et lorsque la germanité peut faire de l’ombre, l’austrianité sauve car elle est « propre » et fondée sur l’honneur. Stroheim surprend après s’est surpris lui-même : jeu de miroirs entre mythe et mensonge. Plus que jamais, le masque (le personnage) reste ancré dans l’histoire du cinéma, à laquelle il contribua notablement par le style de ses films muets. Histoire dont Maurice Bessy fut en France un témoin particulièrement influent ; il « épingle » ainsi Erich von Stroheim dans sa biographie : « On l’aurait voulu Turc et pacha inflexible. Il avait des baise-mains d’aristocrate et des talons qui claquaient comme des castagnettes. Il savait diriger Tannhäuser, écrire avec fougue, prier comme un saint, aimer comme Casanova, insulter en grand seigneur. » [5]

« Jeu, compétition et pouvoir », 20-22 septembre 2010
Ultime épisode


[1] David Bronsen, Joseph Roth : biographie, Paris 1994, p. 19-26
[2] Erich von Stroheim, Paprika, New York 1935 puis version française, Givors (69) 1948. Il écrivit deux autres romans publiés en langue française: Les feux de la Saint-Jean, Givors (69) 2 tomes 1951-1954 et Poto-poto, Paris 1956
[3] Erich von Stroheim, Paprika, version française, p. 373 sqq
[4] Joseph Roth, Juifs en errance [suivi de] L’Antéchrist, Paris 1986, p. 128
[5] Maurice Bessy, Erich von Stroheim, Paris 1984, p. 14

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire