vendredi 27 juillet 2012

Erich Von Stroheim 4/5


Manuel Durand-Barthez (Université de Toulouse 2, C.R.E.G.) Entre mythe et mensonge : le double jeu d’Erich von Stroheim

Une analyse en cinq épisodes.



Quatrième épisode.

De l’art du décor

Il y a comme un jeu de miroir dans l’art du mensonge. Le décor est une pièce du mensonge pétri de vérité. Il est trompeur à force d’être fidèle. « Von » était maniaque du décor bien fait, bien construit avec une exigence quasi pathologique impliquant une élaboration chronophage et occasionnellement des budgets excessifs.
Parfois, c’est anecdotique, tout simplement bizarre, spécialement atypique. Ainsi dans Blind Husbands, il étudiera les cartes géographiques pour retrouver en Californie, près d’Idlewild dans le Comté de San Bernardino, un pic ayant la même altitude que le Monte Cristallo, 10.495 pieds, soit 3199 mètres. Avec le même souci d’observation des cartes, il va reconstituer plusieurs quartiers de Monte-Carlo (capitale du jeu et de l’artifice) au mètre près, faisant édifier un montage qui compte parmi les plus ambitieux de l’histoire du cinéma, du moins à cette époque, pour le tournage de Foolish Wives (1921). La présence saugrenue d’un tramway, inconnu à Monaco, fut la seule petite fantaisie, le grain de beauté du paysage… La venue d’un personnage important devait s’effectuer à bord d’un navire de guerre : il en réquisitionne un, réel, pour la circonstance. De même, il fait venir de Vienne le carrosse des Habsbourg pour Merry go round (1922) et sollicite de surcroît la présence de Karl et Zita, altesses impériales en déroute. Elles déclinent l’invitation mentionnée par Curtiss… Dans son chef d’œuvre Greed (1923), deux adversaires s’affrontent en plein désert. Stroheim ne veut pas entendre parler de sable rapporté en studio. Il exige le tournage dans la Vallée de la Mort, au mois d’août, par une température méridienne de cinquante degrés ramenée à trente-deux la nuit.
Moins lourde de conséquences, l’autre coquetterie du réalisateur de la Wedding March (1926) consiste en la confection de dizaines de milliers de fleurs de pommier en cire (50 à 500.000 selon les sources… !) que les techniciens de plateau devront coller à des arbres : la scène, printanière dans le synopsis, est tournée en été. Stroheim est exigeant par-delà toute mesure. Ainsi dans Queen Kelly (1928) veut-il obtenir la « représentation » d’un son de cloches à proximité d’un lac. On lui propose de choisir, en studio, telle ou telle sonorité qui sera bien évidemment post-synchronisée. Il n’en veut pas, sous prétexte que les vibrations près d’une pièce d’eau n’ont pas la même résonance qu’ailleurs, notamment en atmosphère « artificielle ».

De l’art du jeu

Si le décor constitue une pièce maîtresse de la psychologie du jeu chez Stroheim, il est clair que la direction des acteurs qui évoluent dans ces représentations du monde, à la fois fictif et réel, va marquer ces personnages, tant physiquement que psychologiquement.
Lors de la mise en scène de La Veuve joyeuse (The Merry Widow, 1925), Stroheim expliquait : « Ils m’ont qualifié de haïssable et disent que je parle à mes collaborateurs comme s’ils étaient des chiens, que je suis en vérité un Allemand typique d’avant-guerre. Mais je sais ce que je fais. C’est ma méthode. Je dois décaper ce vernis de fausse technique et faire émerger le sentiment profond qui constitue en quelque sorte un noyau enfoui par-delà le charme superficiel qui peut émaner d’une fille. Je leur lance des regards noirs. De leur vie, nul autre que moi ne leur a parlé aussi brutalement. Je les froisse durement, les bats avec une cinglante ironie, avec des mots d’une grande agressivité, avec  mépris. Ils sont prêts à me quitter. C’est alors que je touche à la personnalité au plus profond et la guide vers son total épanouissement. »[1]
C’est là en quelque sorte une interprétation de la méthode Stanislavski, sans forcément que Stroheim en ait eu conscience. L’école russe ne renia pas l’influence que pouvait d’ailleurs exercer le cinéaste autrichien sur elle. Au point qu’Eisenstein l’invita en 1934, tandis que Greed et Foolish Wives étaient projetés dans les studios moscovites à des fins d’analyse et d’étude. Stroheim dut décliner l’invitation en raison de l’impossibilité de faire sortir des devises d’URSS, qui eussent permis de pourvoir à la subsistance de sa famille en son absence. Il refusa également une rémunération « en fourrure »…
Nombreux sont les exemples de jeu forcé, où Stroheim obligeait les acteurs à se plier physiquement aux circonstances réelles de l’interprétation, à les éprouver dans leur chair à la limite du supportable. Applicables au cinéma qui ne suppose que la répétition limitée de quelques prises, ces épisodes auraient été inconcevables au théâtre qui implique une répétition quotidienne.
Le tournage de Greed entraîne le décès d’un membre de l’équipe (un cuisinier souffrant d’hypertension) et des troubles graves chez quatorze des quarante-et-un membres de l’expédition dans la Vallée de la Mort. Lors du duel qui oppose les anciens amis devenus ennemis jurés, Stroheim s’exclame : « Luttez ! luttez ! Haïssez-vous l’un l’autre… autant que vous me haïssez tous les deux ! ». Dans une scène précédente, l’un des deux acteurs se plaint d’avoir été agressé physiquement par son protagoniste qui lui mord l’oreille violemment jusqu’au sang, lésion qui exige finalement des points de suture. Stroheim réplique, imperturbable : c’est dans le texte (de Frank Norris). Il fait plonger à plusieurs reprises un acteur censé se suicider dans les eaux glacées de la Baie de San Francisco. Celui-ci contracte une pneumonie ; mais la scène, jugée insatisfaisante, est supprimée au montage.
Dans la Wedding March, le comédien jouant le sinistre personnage du boucher brutal est condamné à répéter longtemps dans une chambre froide peuplée de carcasse avariées, à mastiquer sans relâche un morceau de viande putride, jusqu’à la nausée. Il peut dès lors interpréter sa partie avec le réalisme qui convient.
Stroheim prend son temps et manipule à souhait les acteurs. Tout est long, à la manière des films japonais des années cinquante, d’autant plus que les caractéristiques du cinéma muet favorisent la minutie dans l’expression. Il est intéressant de remarquer qu’à l’inverse, Jacques Doillon exerce aussi sur ses comédiens une pression qui les déstabilise en tant qu’individus, afin de les placer dans les conditions souhaitées par le metteur en scène pour l’interprétation proprement dite. Mais, durant le tournage en mer de La Pirate[2], il fait observer qu’il doit respecter des modalités de travail identiques à celles du reportage en temps de guerre. Il n’a, pour une scène capitale, que quatre minutes durant lesquelles le « vrai » capitaine du « vrai » navire (hors jeu) peut ralentir le moteur. La scène est reprise trois fois, dans un climat de tension aigu qui contraint les acteurs à dégager d’eux-mêmes l’énergie exacerbée qui convient au texte.
Là, c’est la célérité qui induit la vérité du jeu, alors que chez Stroheim, c’est la lenteur, le jeu réitéré autant de fois que nécessaire, quitte à couper.
La coupure est fréquemment exercée sur les films de « Von ». L’exemple le plus frappant est celui de Greed, incluant initialement quarante-deux bobines, mutilé jusqu’à treize par June Mathis, chef monteuse de la Goldwyn, surnommée « la charcutière. »[3] La production jugea que c’était encore trop et ramena la pellicule à dix bobines, soit le nombre standard communément admis à Hollywood. Pour Stroheim, c’est un livre dont on a arraché les pages.

« Jeu, compétition et pouvoir », 20-22 septembre 2010
La suite au cinquième et dernier épisode:
http://chandoslord.blogspot.fr/2012/07/erich-von-stroheim-55.html



[1] Peter Noble (note 5), p. 59
[2] Institut national de l’audiovisuel (I.N.A.) « Jacques Doillon : La Pirate, 28ème jour de tournage », in :  Cinéma cinémas (04/04/1984),10min01s, 538 vues : http://www.ina.fr/art-et-culture/cinema/video/CPB8405123803/jacques-doillon-la-pirate-28e-jour-de-tournage.fr.html
[3] Fanny Lignon (note 1), p. 193

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